Aller-Simple

Le numéro du vaisseau commence par soixante neuf.
Alors forcément, Eve ne peut retenir un fugace sourire.

Bagages enregistrés. Toutes ses affaires dans deux valises et un sac à main.
Un aller-simple entre ses doigts fins.

Quitter la Terre, quelle drôle d’idée...
Que bénie soit sa tendance à accepter tous types de contrats farfelus. Là, elle a atteint le sommet. Le truc le plus dingue de sa vie.
Le Codex One.

Recoiffant calmement une mèche lissée, elle s’installe à la place inscrite sur son billet de navette.
C’est confortable. Il y a de l’espace en première classe.

Les dernières économies claquées pour quelques plaisirs de luxe. Une montre bracelet en or fin, des fringues griffées, et un ticket Vip pour le voyage.
Ou quand le superflu fait oublier l’essentiel.

Elle laisse ses yeux bruns errer par le hublot.
C’est là qu’est l’essentiel justement. Ce qu’elle abandonne derrière, avec un ultime regard.
Quelques regrets. Peu de remord.

Etendre les jambes, retirer les escarpins rouges, déboutonner le haut du chemisier, et regarder droit devant. Et même au delà.
La jeune femme adresse un sourire ravi à l’hôtesse venue lui suggérer d’attacher sa ceinture et lui offrir à boire avant le décollage.
Tout va aller pour le mieux.

Civil Messages : 40 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 44

Il s'avance sur l'asphalte du tarmac, tentant de cacher son appréhension sous une allure nonchalante et blasée.
Muni de sa carte d'embarquement, il longe les navettes éteintes et refroidies, semblables à des rapaces métalliques assoupis, se dirigeant vers celle que l'hôtesse de sol lui a indiquée, et dont il aperçoit la lueur jaune or des tuyères qui s'allument.

Enfin il part pour le Codex One !
Tout ce qu'il possède, il l'a ou dans son sac, ou sur lui, ou à l'intérieur de lui. Il a versé d'énormes bakchichs pour figurer sur la liste des élus, ses comptes sont vides, mais il espère bien que ce voyage lui apportera la fortune.

Arrivé en bas de la passerelle, il se laisse fouiller sans broncher par une militaire maussade, grimpe les quelques marches de métal une fois les palpations terminées et tend en souriant sa carte à un steward mielleux.

1ère classe, siège 34D.
Il avance dans la travée, sans prêter attention à la musique sirupeuse en sourdine ni à l'odeur froide et synthétique de l'antiseptique diffusé par le plafond.
Quelques regards curieux, un ou deux sourires crispés de la part de ceux déjà installés auxquels ils n'accorde qu'un coup d'oeil distrait. Il sera bien temps de faire connaissance une fois sur le vaisseau.

Il s'arrête, attendant qu'une hôtesse debout dans la travée penchée vers un passager lui libère le passage.
La jeune femme en uniforme se redresse avec un sourire automatique sur le visage, découvrant la passagère auparavant dissimulée.

Respiration qui se bloque, coeur qui accélère, décharge d'adrénaline, doigts qui fourmillent.
Son interface de contrôle hormonal lui envoie de multiples signaux mais il n'en a cure.
En une seconde, il enregistre les milliers de petites marques qui, en 7 ans, l'ont changée.
En une seconde, il retrouve tout ce qu'il a connu d'elle.

Elle.
Dans la même navette, en partance pour le Codex One...

Eve...
Ou comment prononcer un prénom comme un aveu, une malédiction, un juron et une exclamation de joie.

Elle a levé le nez du magazine qu’elle venait juste de sortir de son sac, quand elle a entendu son prénom.
Papier glacé de mode féminine dans une main, coupe de Martini-Schweppes dans l’autre, elle réalise qu’elle a aussi reconnu la voix.
Juste là. A l’instant. Quand son regard se plonge avec surprise dans des yeux indigo.

Une chance sur un million…

Un battement de cils étonné ne suffit pas à repousser les souvenirs qui l’assaillent. Le temps d’une pulsation cardiaque emballée, et c’est le voyage spatio-temporel.
Chaleur moite, eaux troubles, orchidées sauvages, parfum de sueurs et d’alcool. Peaux glissantes qui se contrastent et se mélangent dans des draps froissés. Odeurs de fruits trop mûrs, de bois exotique et de luxure. Passion, douceur, violence…
Elle et Lui.

Un sourire décontenancé fleurit sur sa bouche maquillée de carmin.
Une chance sur un million…
Pour qu’ils se retrouvent dans cette navette tous les deux.
Avec le même but tous les deux. A partager pour quelques heures ou plus, le même air, le même espace, la même vie. Encore une fois.

- Salut… murmure t-elle doucement, en posant "Vogue23e" sur sa large tablette.
Malgré le velours naturel de sa voix, son volume trahit son trouble.

Son sourire s’épanouit, un rien plus suave et accueillant, alors qu’elle l’étudie impudiquement des yeux.
Elle reconnait tant de détails de son visage, de ses grandes mains, de son allure, de ses cheveux blonds qu’il porte un peu plus longs qu’à l’époque…
… jusqu’au prochain geste qu’elle devine qu’il va faire, à s’appuyer avec son habituelle désinvolture sur l’accoudoir du siège qui le touche.
Son prénom sur le bout de la langue…

- Ça fait un bail.
Platonique amorce.
Sept ou huit ans. Y a-t-il prescription pour des excuses ?

- Tu n’as pas changé, Qays.
À la fois un mensonge et une vérité, susurré avant de se mordiller la lèvre inférieure.

Civil Messages : 40 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 44

Une première éternité à se dévisager en silence et à chaque détail enregistré, hélas, un souvenir agréable.
Son regard accroche ses yeux sombres aux cils recourbés, s'attarde sur les lèvres pleines, glisse sur le décolleté, stoppe sur les mains aux doigts fins, revient capturer son regard.

Une seconde éternité, après qu'elle ait prononcé son prénom, faite de questions, questions prises de folies qui se croisent, se frôlent et ricochent dans sont esprit.
Pourquoi es-tu partie ? Que deviens-tu ?
Est-ce que je t'en veux ? Est-ce que ça m'importe ?

Que fais-tu ici ? Pourquoi le Codex ?

Ai-je envie de lui parler ? Est-ce que ça vaut la peine ?
Te souviens-tu ? Du fleuve et des tambours ?

Moi... Je me souviens....

Il lui faut le reconnaitre, avec un mélange d'amertume et de désir, de déception et d'admiration, que ces sept années l'ont embellie.

Toi, par contre, tu es encore plus belle...
Plus belle que ?... Dans mon souvenir ? Qu'avant ? Que je n'aurais pu l'imaginer ? Le désirer ?
Un compliment lancé autant par sincérité que pour la faire réagir.

Un toussotement.
Il tourne la tête. L'hôtesse affiche un sourire crispé. Le décollage est proche, il lui faut s'assoir.
Le plus simple serait de gagner sa place après un "ça m'a fait plaisir de te revoir, à une prochaine" à la belle noire.
Sauf que.

Coup d'oeil dans l'habitacle. Plus personne ne monte, il est le seul encore debout. Le siège à ses côtés est donc libre. Elle n'est pas accompagnée....

Nouveau toussotement, plus insistant.
Il se glisse à côté de la jeune femme.
Le temps du décollage... murmure-t-il.
Il attrape la boucle de sa ceinture, frôlant son bras au passage.
Frisson. La mémoire est une chienne avide.

Ca me fait plaisir de te voir.
Et c'est la pure vérité.
Malgré tout.

Il a toujours le même parfum…
Ce constat comme un choc alors qu’il l’effleure en s’asseyant à côté d’elle.

Peut être n’est-ce qu’une coïncidence. Un hasard de plus, qui lui fait porter cette même fragrance aujourd’hui, que quand ils se sont connus.
Cette odeur discrètement corsée. Indémodable. Qui lui collait si subtilement à la peau quand elle lui couvrait le torse de baisers, et le ventre, et plus bas…

Elle, change de parfum comme de couleur de cheveux, de style vestimentaire, d’humeur ou d’amant.

Interdite, elle détourne les yeux pendant qu’il s’installe.
Une gorgée de son Martini-Schweppes. Avec une lenteur dégustée. Comme un bol d’air frais quand la température corporelle augmente sans prévenir.
Le tintement léger des glaçons qui s’entrechoquent dans les petites bulles.

Elle pose le verre sur la tête du mannequin famélique en couverture du magazine, en s’essuyant délicatement d’un index le dessous de la lèvre.
Puis se tourne un peu vers lui, une épaule masquant la lucarne sur le Monde qui va bientôt disparaitre.
Une distance illusoire qu’elle glisse entre leurs corps. Infime. Et rassurante.

Regard franc et chaud qui lutte pour ne voir de lui que ce qu’il est aujourd’hui.
Imprimer sur sa rétine cette nouvelle image. Celle de l’audace, sur ses traits fins, dévêtue de la provocation d’avant. Celle d’un homme qui ne se contente plus de s’appuyer sur des accoudoirs inconnus…

- J’aime bien tes cheveux comme ça.
Alliant le geste à la parole, elle tend le bras et lui lisse une mèche décoiffée. Comme s’ils s’étaient quittés hier, et que c’était normal.
Plus longs, en effet. Et légèrement plus foncés que dans son souvenir.

Quelques secondes à peine, avant que les doigts bruns viennent bien sagement se poser sur la jupe, et tapoter de leurs ongles vernis sur le tissu noir.
Les compliments ne lui ont pas échappé. Elle lui sourit sans y répondre. Encore indécise.

- Tu viens faire quoi ?

… à côté de moi ? dans ma trajectoire ? dans ma peau, presque…

L’hôtesse repasse dans la travée, l’amabilité attentive et figée, et emporte un reste de martini avec elle.

- Dans le Codex One, je veux dire.

Civil Messages : 40 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 44

Il la regarde, troublé par sa nouvelle apparence.
Elle n'est pas la même que dans son souvenir. Le maquillage, la jupe, les souliers...
Et pourtant.
C'est toujours elle.
C'est ce qui le trouble le plus.
A vingt ans, elle représentait la féminité dans toute sa splendeur, naturelle, sauvage, aventureuse, sexuelle.
Ils se perdent.
Des années après, il la retrouve. Il a évolué. A changé, de style, de vie, de goûts.
Et lorsqu'il la voit, elle représente encore la féminité. Plus sophistiquée, plus sûre d'elle, plus épanouie. Sexuelle, toujours. Engagée vers l'harmonie.
Et c'est toujours elle. Protéïforme et invariable.

Il frissonne lorsque l'image de l'Eve actuelle se superpose à un souvenir ancien, souvenir de boue et de morsure.

Il ne frissonne pas lorsqu'elle le touche. C'est comme une reconnexion, un lien renoué entre plusieurs années. Presque une évidence.
Evidence de ce qu'ils ont partagé.
Evidence de ce qui n'est plus, du temps qui a passé.
Evidence de ce qui pourrait être. Si....

Il s'apprête à répondre lorsque les tuyères s'allument, provoquant une légère vibration du plancher .
Il reste silencieux, indécis.
Il a parfois l'impression d'avoir passé la moitié de sa vie dans les avions, mais c'est la première fois qu'il prend un vol pour l'espace.
Le décollage le surprend. Il s'attendait à un long glissement sur la piste et le saut vertical de la navette le fait tressaillir.
Un chuintement sourd se fait entendre tandis qu'ils s'élèvent, rendant toute conversation impossible.
Alors il la regarde, tourné vers elle.
Instant qui pourrait être emprunt de gêne et d'embarras mais qui n'est que sérénité et plaisir simple de se revoir.
Ils ont toujours su se passer de mots.
C'était leur atout... Et leur malédiction..

La pression se fait de plus en plus forte, le chuintement se transforme en sifflement désagréable et soudain..
Le silence.
L'obscurité.
Une impression de flottement, illusoire, bien sûr, le vaisseau est doté d'une gravité interne.
Ils sont dans l'espace.
Eve et lui.
Aurait-il pu l'imaginer ? Non.
Aurait-il pu le rêver ? ...

Je viens...
Il déglutit, ému, sans savoir pourquoi. Le masque d'assurance une seconde se craquelle. Juste une seconde.
Il cherche ses mots. il n'a pas envie de lui sortir la réponse bateau, la réponse classique qu'il a donnée à tout le monde : chercher fortune, se faire de la thune, faire des affaires, un max de pognon....

Elle mérite mieux.
Je viens.....
Il suffit qu'elle soit là pour qu'il se remette en question.
C'est excitant, non ? Le Codex one ? Comme un territoire inconnu...Une jungle...

Ecrasée.
Par la puissance du décollage. La vitesse de propulsion. Le bruit assourdissant qui lui résonne dans les os…
Par l’intensité de ce regard qui se plonge en elle comme dans un lagon. Savoure ce qu’elle était, ce qu’elle est devenue, et ce qu’elle sera. Ses yeux qui ne la jugent pas. Qui ne demandent rien. Et qui se souviennent.

Il lui parle, sans mot dire.
Elle le sent, sans le toucher.

Ça n’est pourtant pas l’envie qui lui manque. Et ses doigts plantés sur son siège ne font que résister à leur impulsion primitive.

Le vertige, quand le silence s’impose.
Quand elle sait qu’ils ont atteint le ciel.
Le huitième ? Celui, juste après, l’extase, l’orgasme. La chose indescriptible qui lui fourmille sous la peau.

L’espace. L’infini.
Et le destin a voulu que ça soit avec lui.
Quelque part, cela ne la surprend plus. Comme ça ne l’étonne pas de s’imaginer déjà lui dévorer les lèvres d’un baiser. Quelque chose de brutal, d’avide, d’affamé…

Elle détourne les yeux, rompant le contact établi. Et les pose au dehors, dans le noir absolu.
« La Terre est bleue comme une orange. »
Ronde et douce, habillée de nuages. Et dessous ses voiles, des océans gonflés par les bouleversements climatiques des siècles derniers.
Des hommes, on ne voit plus rien. Ne reste que la majesté de la planète, comme s’ils n’existaient pas.
Un sourire pour lui dire au revoir.

Et la voix troublée de Qays l’attire à nouveau vers lui.
Elle lui sourit également, les cils trop lourds, l’émotion à peine calmée.

Est-ce qu’elle lui dit ? Qu’elle part pour en quitter un autre, comme elle l’a sempiternellement fait ? À lui, et à d’autres depuis.
Qu’il y a, abandonnée dans une poubelle de l’astroport, une bague au prix indécent ?

- Tu as toujours aimé les nouvelles expériences…
Mouvement évasif et rêveur de la grande main chocolatée aux doigts fins.
- … les… sensations fortes.

Un haussement de sourcil amusé. Parcequ’elle ne peut pas lui jeter la pierre. C’est ce qu’elle aimait en lui, et qui l’anime elle aussi.

Civil Messages : 40 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 44

Il se penche lorsqu'elle tourne la tête vers le hublot pour contempler l'extérieur.
Par curiosité. Mais pas seulement.
Courbe bleue lactescente surmontée d'un dais de jais.
Et son visage de trois quart, la courbe de sa pommette caressée par une mèche lisse.
Volutes paresseux des nuages.
Et son odeur, intime, secrète qu'il a appris à repérer sous les différents parfums qu'elle a toujours utilisés comme autant de moyens de fuite. Odeur de sel et de pluie, d'argile et de soleil.
Bénies soient la richesse, la nanocybernétique et son odorat augmenté.

Lorsqu'elle se retourne, il se force à reculer alors qu'il aspire au frôlement, au contact faussement malencontreux.

La navette s'éloigne. Par le verre épais, le bleu laisse progressivement la place à l'obscurité de l'espace.
Un tintement léger, au dessus d'eux, un pictogramme qui s'éteint.
Droit de se libérer, de se détacher.
Droit de se mouvoir de nouveau, de circuler, de regagner sa place.
Droit à la liberté dont il n'a absolument pas envie en ce moment.

Il ne lui demande pas le but de son voyage. Ne questionne pas. Les questions sont inutiles avec Eve. Les sensations et les émotions sont la réponse.
Et puis il s'en fout. De ce qui l'a amenée ici. Des 8 dernières années. Seule compte sa présence ici et maintenant.

Nouvelles expériences... Sensations fortes....
Il lutte contre la spirale des souvenirs. L'heure n'est pas à la nostalgie.
Un murmure :
Tout comme toi....
Il pourrait s'étonner de l'harmonie de leurs retrouvailles, comme un eden perdu soudainement retrouvé.
Mais il a vieilli, mûri et il sent, à défaut de le savoir, que certaines ténèbres voraces et destructrices sont toujours présentes.
L'Eden et la Chute.

Je suis content de te revoir.
Elle lui a manqué. Il a fallu qu'il la retrouve pour s'en rendre compte.
Et...
Il se tait, laissant sa phrase en suspens. Par pudeur et par taquinerie, pour éveiller sa curiosité et la faire sourire, pour la laisser imaginer.

Elle attend.
Suspendue à ses lèvres joueuses, où les mots se retiennent.
Leurs sourires se font échos alors qu’ils s’affinent.
Ça peut durer longtemps. C’est à celui qui cède. Et lui, ne craquait jamais le premier.

Amusée, elle fait comme si elle n’avait pas remarqué. Ni le retour d’un de leurs petits rituels de l’époque, ni la déclaration répétée.
Elle sent son regard glisser sur son corps alors qu’elle s’en détache, se libère de la ceinture de nylon, et se penche pour se saisir placidement de son magazine.
Un ondoiement des hanches, innocement provocateur, pour se mettre à l’aise, bien confortablement calée à nouveau dans son fauteuil.
Ils ne sont plus dans une navette projetée dans l’espace. Un salon, la terrasse d’un café… C’est un lieu commun, anodin, figé entre aujourd’hui et hier.

C’est avec obstination qu’elle ne lui répond pas. Feuilletant distraitement les pages couvertes de photos de mode et d’inepties volubiles.
Elle aussi, est heureuse de le revoir. Mais l’admettre, c’est avoir des remords. Et ça, Eve ne peut pas se le permettre.
Pourtant, il faut avouer que cette rencontre la trouble. Faisant frémir sur leurs bases ses modes de fonctionnements les plus intimes.
Parcequ'avec Qays, c’était unique. Quelques mois avaient durés toute une vie. Une éternité de passion dévorante. Trop.
Amour dévastateur, à croquer le fruit à pleines dents. Jusqu’au bout. A chercher la vérité ou la fin dans un trognon de pomme. Acide et indigeste.

Est-ce que ça le serait, encore ?
Est-ce qu’il a changé ?
Il a toujours cette beauté rebelle. L’intensité de ses yeux à la couleur improbable. La force qu’il dissimule sous une certaine nonchalance. Ce flegme habillant un tempérament fougueux…

Un frisson. Elle soupire.
D’une main, elle attrape un pan de la fine couverture sur le coté hublot de son siège et le tire. Elle s’en couvre sommairement les jambes, et la tend jusqu'à le couvrir un peu lui aussi, sans lui demander son avis.
La température dans l'habitable baisse légèrement. Cristaux de givre à l'extérieur, entre les couches de l’épais vitrage. Mais Eve ne se justifie pas. Maternelle et possessive.
Elle pourrait avoir à expliquer, en revanche, pourquoi elle le frôle plus que de raison au passage. S’attardant sur une cuisse, du bout des doigts, quand elle ajuste le plaid en laine synthétique.
Mais ça aussi, ça fait partie du jeu.

Son visage ne laisse rien paraitre alors qu’elle se redresse et reprend très exactement et dignement sa place et sa lecture.
Le sourire qui résiste à poindre, avec tant de difficulté.

- Et … ? demande t-elle sans le regarder.

Civil Messages : 40 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 44

Il la regarde, avec un demi sourire, faire mine de l'avoir oublié, de ne pas se soucier de ses paroles.
Il connait bien ce jeu.... Ils ont tant joué.
Il la taquinait par des mots, elle répondait par des gestes.

Il n'aurait pas du être surpris, alors, de sa main qui le frôle, s'attarde une demi seconde de plus que nécessaire.
Pourtant, il se crispe, soudain.
Non pas par rejet, mais pas peur. Peur d'avoir douloureusement et soudainement trop envie d'elle.
Inconsciemment, il avance sa cuisse alors même qu'elle retire sa main.

Ils n'ont pas changé, ce sont toujours deux joueurs. Mais deux joueurs trop sincères qui ne veulent pas tricher, et surtout pas avec eux même.

Elle ne sourit pas en posant enfin la question mais son regard la trahit, ainsi que le tremblement amusé de ses lèvres.
Et....
Il tend la main.
Effleure d'un index hésitant sa bouche, empreinte digitale carmine.
Changement des règles, à lui le geste.
Elle frissonne et il sourit.

Mais ce n'est pas une réponse, ils le savent tous deux.
Et quoi ?
Et je t'en veux ?
Et j'ai envie de toi ?
Et pourquoi ? Et maintenant ?
Et je ferais mieux de regagner ma place ?
Et embrasse moi ?

Le hublot devient miroir, face à l'obscurité spatiale.
La luminosité de la cabine faiblit, rangée de lumignons, veilleuses comme des braises.
Reste d'habitude terrestre où l'obscurité est associée à la nuit et au sommeil. Ou magouille économique pour pousser les passagers à dormir et ne pas ennuyer le personnel de bord.
Atmosphère plus intime, où l'on chuchote en se penchant vers l'autre.
Ambiance feutrée, comme une chanson mélancolique
Moment particulier, fugace, de pseudo nuit avant que le Codex n'éclaire la navette de ses voiles solaires, déclenchant une aube artificielle.

Et...
Que crois tu qu'il nous réserve ? Le Codex ?
Ou l'avenir....

- Je ne sais pas.

C’est la stricte vérité.
Leurs retrouvailles ont jeté de l’huile bouillante sur le doute qui ne demandait qu’à s’embraser.
Là, maintenant, tout de suite, une partie d’elle hurle pour faire demi-tour.
Mais une autre… qui souvent reste tapie dans l’ombre, et ne se dévoile qu’aux temps des changements… flaire l’air avec excitation.
Le vent tourne, et elle est fébrile. Impatiente et inquiète à la fois.

Dans la lumière déclinante du compartiment de première classe, Eve abandonne une fois de plus sa pseudo lecture. La tête reposée sur le dossier haut de son siège, elle tourne son visage vers Qays. Les traits un peu fatigués, les yeux émus.
Au bout d’une heure, le souvenir et la réalité se sont conjugués, mélangés. De façon imprévue, et séduisante. Donnant l’impression de le connaitre pour la première fois, et en même temps, de le rencontrer depuis toujours.

L’ambiance feutrée y est sans doute pour quelque chose, mais elle n’a plus envie de se méfier.
Elle sourit doucement, la sensation de son doigt toujours imprimée délicatement sur sa lèvre inférieure.

- Une nouvelle vie… peut être… murmure t-elle

Des conneries, elle en a fait pas mal. Avec lui, mais après aussi. Toute seule, comme une grande.
Pourtant, elle chérit chacune d’entre elle comme des cicatrices. Des petites choses qui lui prouvaient sans cesse à quel point elle était vivante. Et que c’était bon.
Autant de menus péchés qu’elle trouve mignons, et qu’elle recommencera sur le Codex One ou ailleurs.

Alors, pourquoi ?
Une envie de page blanche…
Et pourtant lui, il est là. Héro d’un chapitre antérieur.
Il est là… juste à portée de son bras… qu’elle frotte doucement contre le sien, appuyé sur le même accoudoir.
C’est dans la continuité, longueur, poignet, mains… et les doigts qui s’entremêlent. Reflexe inscrit jusque dans leurs chairs, où ils se cherchaient dans la pénombre d’un lit, dans la frénésie de la nuit, ou dans la quiétude d’une promenade d’après-midi.

Elle est un peu étonnée, quand elle baisse les yeux vers leurs mains jointes, mais ne met pas un terme à l’étreinte pour autant.
Marbré de doigts. De bruns et blancs
Du pouce, elle caresse le contour de sa paume avec lenteur.

Puisque le moment est aux confidences…
- Je suis toubib’ maintenant.
Un sourire de défi, comme si c’était une plaisanterie.
- Ostéopathe. A l’ère où les gens n’ont plus besoin qu’on les touche. Où des cyborgs et des machines peuvent déjà quasiment tout faire à notre place.
Un petit rire moqueur lui échappe.

Un battement de cils ourlés de noir alors qu’elle esquisse une moue joueuse.
- On s’en fout. C’est juste pour causer…. , se justifie t-elle en chuchotant encore.

…et ne pas te dire aussi que ça fait du bien de te revoir.

- Et…
Eve hausse un sourcil, taquine, bouche entrouverte dans un souffle suspendu…

-… Toi ?

Le temps d’un voyage dans l’espace pour combler un peu l’ellipse temporelle.
Et commencer l’écriture sur une page presque vierge.

Civil Messages : 40 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 44

Une réponse murmurée qui le bouleverse.
Une nouvelle vie ?
Il ne l'avait jamais vu dans cette optique mais, énoncée par Eve, ça a l'effet d'une révélation.
Il avait essayé de se persuader que ce n'était qu'un autre lieu, un de plus, comme un nouveau continent, une nouvelle ville. Un lieu étranger où on récolte quelques bibelots exotiques pour les revendre à des oisifs en mal de reconnaissance et d'originalité.
Et il rencontre Eve.
Qui en deux mots, comme à son habitude, le dénude.
Une nouvelle vie... Angoisse... Et promesse.

Leurs mains jointes comme un réflexe, un souvenir et une prière.
Une chaleur qui se communique. Comme deux gouttes éclatant à la surface de l'eau, partageant leurs ondes concentriques, créant de nouvelles figures, liquides et éphémères.

Il se déplace légèrement, pour mieux jouir de sa chaleur.
Ostéopathe... Il sourit. C'est surprenant et c'est elle, aussi. Une et multiple.
Envie de l'embrasser, de croquer cette bouche mutine pour attraper ce "Et..." qui se transforme en soupir amusé.

Il tourne le visage, chuchote dans ses cheveux :
Moi ?... marchand d'art... dit avec plein d'ironie dans la voix, il sait qu'elle saisira l'auto-dérision.

La Terre a disparu... Et avec elle un certain passé.
Le vaisseau, l'avenir, il sera temps d'y songer.
Mais cette poignée d'heures dans cette navette, c'est le présent.
C'est des chuchotements partagés, des peaux qui se touchent et se retrouvent, des phrases a moitié prononcées, à moitié devinées, des silences, complices ou songeurs, des rires, émus et excités.

A un moment il se réveille, sent son souffle endormi sur sa poitrine. Il sourit, remonte la couverture et se rendort.

Lorsqu'il se réveille complètement, elle dort, en boule, collée au hublot, éloignée de lui.
Une lueur blanche éclaire timidement le hublot, comme une aube stellaire.
Bientôt, l'IA de bord fera résonner sa voix artificielle, bientôt l'hôtesse proposera des petits déjeuners synthétiques, bientôt le monde du dehors fera sentir sa présence, bientôt ils se sépareront.

Mais pour quelques secondes, il ne sont encore que tous les deux.
Alors il tend la main, comme une caresse, possessive et déjà nostalgique, pour capter le premier frisson du réveil.