Laboratoire C - 39 (au-delà de la zone d'ombres)

Scientifique Officieux Messages : 35 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 30

Il faut vraiment le chercher pour le trouver, celui-là. Aucune chance de tomber dessus par hasard. Dans le bloc C, il y a 26 labos utilisés. A partir de la porte marquée C - 26, c'est le désert. Le couloir continue, les portes le percent toujours à intervalle régulier. Mais l'éclairage est plus clairsemé, et à un moment, entre les portes 31 et 36, il ne reste plus que l'éclairage d'urgence. Ca reprend vers la porte 38. Mais à peine, si bien que depuis la partie fréquentée du couloir, on n'y voit rien.

La porte est tout ce qu'il y a de plus classique, large et haute pour l'amenée et le repli du matériel, la serrure à empreintes, et les deux hublots rectangulaires à hauteur d'yeux. Et si on y jette un regard, on n'y trouve rien d'exceptionnel, il est même un peu petit, désordonné, sombre, comme à l'abandon. Un labo dont on a oublié d'éteindre la lumière il y a des décennies, quand le dernier à le quitter a passé la porte.

Laboratoire C - 39 (au-delà de la zone d'ombres) Labo-310

C'est hors du champs de vision des hublots que la partie active du labo se trouve. Elle n'en occupe qu'un gros quart, pour le moment. Une grande table à angles avec deux ou trois consoles de bureau, dont une au moins possède une énorme extension mémoire, un boîtier cubique d'au moins 30 cm d'arête. Non loin, un appareillage masqué sous les tuyaux souples et translucides, relié à un afficheur tactile. Pour l'instant certains tuyaux ondulent sous le flux de liquides et de gaz divers, et l'afficheur annonce "phase 4 - 78 %". A côté, d'autres machines encore, dont une en partie démontée, au vu de certains organes qui gisent sur le sol accompagnés d'outils divers.

Un peu plus loin, un grand fauteuil à repose-pieds encore en position droite. Juste à côté de l'accoudoir, un relai de commandes. Et de l'autre côté un perroquet auquel pendent trois poches à perfusion.

Devant l'un des terminaux, elle achève d'entrer une séquence de commandes. Le regard intense et concentré vole d'une ligne à l'autre tandis que les doigts agiles courent sur le clavier avec une rapidité de virtuose. Elle remonte d'un geste les lunettes qui glissent sur son petit nez en relisant ses dernières lignes.

Scientifique Officieux Messages : 35 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 30

...
executer alertevoc "signal03" en X+150
si noreply "signal05" repetition en X+165
si noreply "signal05" repetition en X+180
si noreply "signal05" en X+185 executer alerteniveau1 en Y
-
alerteniveau1
demarrage en Y
executer sonref4 en Y
executer sequencebiosynth "merde-noire" en Y
executer alertevoc "signal04" en Y+10
si noreply "signal06" en Y+15 executer alerteniveau2 en Z
-
alerteniveau2
demarrage en Z
executer autoinject subs01 3cc/5s
executer autoinject subs02 2cc/5s
executer alerteclive "code 225"
executer start lifesignmonitoring
fin *commentaire vocal #voc08-séquences d'alerte# attache*

Elle sauvegarde ses commandes et ouvre un autre soft tout en coiffant des écouteurs à tige-micro. Elle lance l'enregistrement et sa voix s'élève dans la grande salle pleine d'échos revenus des ombres qui rampent sous les tables et dans les recoins...

Bien, nous y sommes. 8 du 5 2250, 18h33, le biosynth achève la synthèse du quatrième repère, l'injecteur est programmé, les codes d'alertes sont entrés. Dans quelques minutes, début de la tentative de rappel. Démarrage en commande vocale sur "c'est parti". 2 minutes 30 avant la première alerte, le signal de réponse est "report", et la séquence reprend du début. Si défaut, l'alerte est répétée à 2 minutes 45, puis à 2 minutes 55, si toujours défaut, déclenchement à 3 minutes de la séquence retour, diffusion du morceau fétiche à plein volume, et envoi des repères olfactifs par le biosynth. Après 10 secondes, alerte vocale, le signal réponse est "ça va bien", si défaut 5 secondes plus tard, déclenchement de la séquence extinction. Injection immédiate de risperidone et anticlozapineH34, respectivement 3 et 2 cc, et composition du numéro d'appel de Clive avec le code 225.
Je l'ai averti hier de l'essai de cet après-midi, il devrait réagir dans la minute, ça fait une arrivée au bloc médical dans le quart d'heure en principe.
En espérant qu'on n'en viendra pas là...

Elle arrête l'enregistrement et le sauvegarde sous le nom "voc08-séquences d'alertes". Puis elle quitte son siège et s'approche de l'afficheur du biosynth, qui affiche à présent "phase 4 terminée - séquence prête". Elle frôle l'écran et contrôle les paramètres, jette un regard aux quatre fioles stockées dans le rail du vaporisateur.

Elle se redresse en lâchant un grand soupir. Ferme les poings, les rouvre. Passe le dos de la main sur son front un peu moite. Elle ôte les lunettes, replie les branches et les range dans la poche de poitrine de la veste de labo blanche qu'elle porte, non pour éviter de se salir, elle ne fait rien de salissant, mais parce que les poches sont décidément bien pratiques... Un dernier regard pour s'assurer que tout est prêt. Ou pour gagner quelques secondes encore.

Allez Raixa... Assez tergiversé.

En deux pas décidés, elle regagne le bureau, frappe la touche "commande vocale" d'un doigt ferme. Elle se débarrasse de la veste de labo qu'elle dépose sur le dossier du siège. Puis elle va s'installer dans le siège inclinable. Sur la tablette, elle prend un flacon d'alcool et un tampon stérile, se frotte la saignée du bras, place un garrot de caoutchouc. D'un geste précis, elle plante l'aiguille de l'injecteur à la saignée de son bras gauche. Elle a grimacé, et soufflé entre ses dents serrées un soupir de douleur. Mais sa main n'a pas tremblé. Elle libère le garrot et fixe l'injecteur avec deux bouts de bande adhésive tout prêt, collés au bord de la tablette.

Elle s'installe dans le creux du siège. Elle a l'air toute petite là-dedans, malgré le pantalon treillis et les grosses bottes de cuir, petite et effrayée. Elle tend le bras et prend sur la tablette le vieil étui de cuir un peu craquelé. Elle le pose sur ses genoux, hésite visiblement. Puis elle applique son pouce sur la serrure, ferme les yeux un instant, et les deux voyants s'allument. L'étui ouvert révèle son revêtement intérieur, nettement moins âgé que l'extérieur : un recouvrement métallique sur lequel s'arme la serrure, et un triple voile de soie translucide. Nichée dans la soie, une antique flûte d'os. Mince et fragile d'apparence. Mais peut-elle être vraiment fragile si elle est toujours là ?...

Elle place le fauteuil en position semi-inclinée, puis prend la flûte dans l'étui. Le poing serré sur l'os sculpté, elle ferme les yeux et presse sa main et la flûte contre son estomac. Une longue inspiration tremblante. Un long soupir sonore. Puis elle inspire à nouveau et sa voix sonne.

C'est parti.

L'écran s'illumine et affiche le décompte des secondes jusqu'à sa prochaine action programmée.

Scientifique Officieux Messages : 35 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 30

Les yeux fermés, allongée dans son fauteuil, elle se concentre sur sa respiration. Fait un effort pour se détendre. N'y arrive qu'à moitié. Fronce les sourcils et se force à bouger les doigts sur le bras du fauteuil, et sur la flûte. Respirer. Profondément. L'objectif, elle le connaît. Elle peut le faire, elle veut y arriver. C'est juste entrouvrir la porte, après tout.

De longues secondes.

Sa propre voix sort des écouteurs, rendue un peu métallique à travers l'enregistrement.

"Confirmer report"

Elle sursaute, met une ou deux secondes à s'en remettre. Deux minutes trente, déjà.

Report.

Puis elle expire une fois, deux fois, et se décide.

Juste trois. Ma mère, sa grand-mère et son arrière-grand-mère. La cybernéticienne, la neuropsychiatre et la docteur en biochimie spécialisée. Trois seulement, trois récentes, rien de vertigineux. Trois. En commençant par elle...

6 ans, le soleil dans les yeux, galopant dans un chemin forestier en riant, son petit frère aux trousses...

Non. Plus tard.

13 ans, ado extravertie et rieuse, ravie par l'expression ahurie de sa prof de langues anciennes quand elle s'est mise à lui parler en grec avec une parfaite fluidité. Passe des heures à plonger dans la vie des mères, s'y perd et s'y retrouve, n'aime pas la médecine mais se passionne pour les sciences mathématiques, fouille dans le passé, mais elles la déçoivent un peu, les artistes et les sage-femmes, les épouses et les filles de joie, les travailleuses et les oisives, peu de matheuses alors elle les garde pour ses rêveries, pour ses nuits où le sommeil ne vient pas, et...

Non. Plus tard encore.

16 ans, arrivée à l'université de Madrid, excitée et un peu intimidée quand même.

Oui...

Excelle dans les cours les plus ardus, jongle avec les intégrales triples et les dérivées partielles, le calcul matriciel et les transformées de Laplace, sous le regard dégoûté de ses collègues. Plus tard, explose tous les plafonds en physique ondulatoire, en automatique, en électronique de puissance et en ingénierie informatique. S'inscrit pour le fun à plusieurs cours à options. Croise ce type à plusieurs reprises, lui trouve des yeux fascinants, et...

Non. Rien à foure. De toute façon il a déjà l'air d'une moule anémique, avec juste moins de bide, mais qu'est-ce qu'elle a bien pu lui trouver à ce looser ?

Des pages et des pages, théorie, équations, travaux, projets, épreuves écrites, orales, publications de référence, des dizaines, premier job de recherche dans le labo de microcybernétique, conception de

"Confirmer report"

... report...

La voix altérée, absente...

... l'équipe de recherche chargée de la mise au point de la sonde solaire, conçoit entièrement l'organe décisionnel deux ans de travail, échec amer, heureusement qu'il est là pour lui...

... publie deux chapitres du très connu "Techniques of artificial intelligence and heuristic optimisation", accouche la veille de la parution. Rupture.

Elle halète, le front en sueur.

Fini, déjà...
Fini pour une, plus d'une, il y avait déjà les souvenirs des autres...

Et elle est tentée d'en rester là, déjà épuisée. Pourtant quand sa propre voix lui demande à nouveau confirmation, elle murmure son assentiment et replonge.

Scientifique Officieux Messages : 35 Date d'inscription : 20/09/2009 Age : 30

Plus loin... Les bribes qu'elle a gardé de ses crises ne sont qu'un vernis de connaissance, la partie émergée de l'iceberg. Et il lui faut tout. Le détail. Et ce qu'elle a trouvé dans la mémoire de sa mère est insuffisant. Il y a plus, certainement. Obligatoirement.

J'ai des souvenirs qu'elle n'avait pas. C'est pas normal. On devrait avoir les mêmes. Et même si elle s'en foutait, c'est pas normal. Moi aussi je m'en foutais, et pourtant je sais qu'ils sont là.
Y'a quelque chose qui ne va pas...

Alors elle s'enfonce plus loin, laisse sa conscience derrière elle comme un fil d'Ariane. Prudente, elle respire à peine, elle sait. Une seule erreur, et c'est l'avalanche, le tsunami.
Doucement, elle revient à la naissance. Et la touche, délicate.
La mère de sa mère.

Tout s'arrête à 19 ans. Elle a eu sa fille tôt, par hasard. Et tout ce qu'il y a dans sa tête c'est des conneries de romances. Aucun intérêt.

Plus loin.
Elle frissonne, une goutte de sueur le long de la tempe la déconcentre un peu, mais elle se reprend dans un sursaut un peu brusque, et elle sent que ça vacille, arrête de respirer.
Mais tout reste calme. Le murmure un peu plus fort, c'est tout.
Alors elle progresse encore, lentement, s'aventure plus loin.
Vers la grand-mère de sa mère.

"Appliquée, attentive, une enfant calme et réfléchie, volontiers contemplative". C'est ce qui est noté sur son bulletin, qu'elle reçoit de son père avec un sourire de fierté. Elle a 8 ans...

... 11 ans, et elle ressent l'inquiétude de ses parents, sa mère lui caresse le front depuis des heures, mais c'est trop fascinant, toutes ces vies, elle ne se résout pas à en sortir, des heures qu'elle s'y promène, sans se soucier de sa douleur au ventre, et de ce qui s'écoule d'elle. Elle a senti sa mère placer une alèse sous son bassin, celles qui vont habituellement dans le lit à barreaux de son petit frère. Elle sait que si ils n'ont pas encore prévenu un hôpital, c'est parce qu'elle a serré la main de sa mère et murmuré "tout va bien, je vais revenir, mais pas tout de suite", en un souffle émerveillé. Alors sa mère attend. Mais elle a peur. Il va falloir qu'elle revienne. Mais c'est pas grave, elle a toute la vie pour y retourner. C'est son héritage.

Elle geint dans son fauteuil, mais ne s'en rend pas compte.

... 15 ans et demi, elle va quitter le collège, et il l'air tellement triste, un cadeau d'adieu, un sourire de malice, il ne croira jamais qu'elle est vierge avec tout ce qu'el...

... 18 ans, elle choisit une spécialisation, et tout naturellement la psychiatrie s'impose, et elle a le choix pourtant, elle est troisième de sa promotion, aucune porte ne se fermerait... Dommage pour cet interne un peu trop collant, mais bon, il lâchera prise un jour ou l'autre, quand il verra Giordano, ça devrait déjà le...

... 24 ans, et ces bouquins de neuropsy qu'elle reprend, décidément on ne sait rien du cerveau, rien du rêve, si seulement il y avait moyen de suivre tout ça avec un peu plus de précision, c'est pas mal la lithioscopie isotopique, mais pas encore assez fin pour distinguer les nuances inférieures au micromètre, si on pouvait coupler ça avec......

... 26 ans, et elle annonce à Alex qu'elle est enceinte. Qu'elle veut garder l'enfant. Et qu'elle veut qu'elle ait un père. Lui a les yeux qui brillent, lui dira plus tard, alors que leurs corps ont fini de se battre, qu'il n'aurait jamais espéré capturer La Brise, et qu'il se fout qu'elle ne l'aime pas plus que ça. Mais il se trompe. Elle l'aime. D'ailleurs quand elle perd l'enfant, elle reste quand même auprès de lui. Deux ans plus tard, elle est à nouveau enceinte et elle crève d'anxiété.
Avant elle une autre avait perdu un enfant, mais à 5 mois ça choque pas autant qu'à 6 et demi, mais en fait celle d'il y a quelques autres générations en a perdu deux, des coups un mec violent, elle a frôlé la stérilité, c'est comme elle, là, elle était un peu dingue, la transition avait été un peu brusque et elle avait perdu sa mère trop jeune, alors elle elle a été imprudente, mais elle en a eu un autre, elle sait même pas comment, et puis elle, là elle avait 4 pères possibles, quelle traînée, et puis elle, elle a essayé si longtemps, elle était folle de joie quand, et elle elle a pleuré, elle en voulait pas, et elle, c'était une enfant de viol alors elle l'a abandonnée à la naissance, et elle a perdu sa fille en bas âge, et juste après elle en avait une autre, marrant quand même comme il y en a toujours une, et elle elle est morte en la mettant au monde, et elle aussi, et elle pareil, et elle non, l'enfant sortait pas, il a fallu la couper, et elle à l'inverse, elle avait eu trois gamins avant alors c'est passé comme une fleur, et elle...

La musique explose dans ses oreilles.
Un de ses morceaux les plus violents, choisi pour ça, pour la secouer, et juste après, le parfum, foin coupé, puis vinaigre balsamique, puis thé au jasmin et à la bergamote, puis ce mélange d'encens qu'elle a encore respiré ce matin même, recomposé exprès pour ça.

Merde...
J'avais décroché...

"Attention"

... je... je sais plus.

... Ca va. Ca va...

Elle a le souffle bref et rauque, le front baigné de sueur, sa main tremble convulsivement, serrée sur la flûte d'os. Elle redresse le fauteuil et s'assied sur le bord, frissonnante. Elle décolle l'adhésif et se débarrasse de l'injecteur avec d'un geste vague et faible.

Fin du rappel...

Sa voix tremblante met fin au décompte, et la séquence s'interrompt. Elle reste un long moment assise sur le bord du grand fauteuil. Elle a l'air encore plus petite qu'au début. Plus effrayée.

Eh ben... Ca n'a pas été trop mal en fin de compte...

Oui, c'est sans doute encourageant.
N'empêche qu'elle va pleurer à gros sanglots pendant environ vingt minutes ensuite. Et s'endormir là, épuisée et le visage strié d'eau.

Elle s'éveillera au milieu de la nuit, selon l'horloge. Et regagnera son lit avec un pas de zombi, laissant les machines en stand-by, pour cette fois. Dans l'obscurité revenue après qu'elle ait refermé la porte, quelques voyants allumés clignent de l'oeil, chacun à son rythme.
Gardiens impassibles.
Ou prédateurs qui attendent leur heure.